Le transfert des noirs vers le Nouveau monde, condition de la fusion des traditions musicales et dansées
En 1492 l’Europe découvre l’Amérique. Notre propos n’est pas ici d’évoquer les destins d’une Amérique dans laquelle les Européens ont peu à peu submergé (et largement exterminé) les populations indiennes et ont eu recours, pour remplacer ces derniers, à un gigantesque transfert de population en provenance d’Afrique subsaharienne. Pendant plus de trois siècles la traite des noirs a fait affluer vers le Nouveau Monde des masses considérables d’esclaves achetés ou razziés dans toutes les zones de l’Afrique surtout occidentale. A la faveur de ce transfert les ethnies africaines, ainsi brutalement déracinées, se sont en grande partie mélangées, beaucoup plus que ce qu’elles avaient fait dans les siècles antérieurs sur le sol même de l’Afrique.. Les cultures, les parlers, les formes d’expression religieuse et musicale se sont amalgamés en une nouvelle culture composite, celle des noirs d’Amérique, nourrie en permanence par l’afflux de sang africain, puisque la traite n’a véritablement cessé que dans la première moitié du XIXe siècle, et revitalisée donc continuellement aux sources de la créativité africaine.
Cette emprise d’une nouvelle « négritude » a été plus ou moins forte selon les régions. Elle a été maximale dans les zones subtropicales où les besoins de main d’œuvre dans les plantations ont concentré la plus grande partie des esclaves. C’est dans ces régions que s’est élaborée la riche tradition musicale et chorégraphique qui a donné naissance à la danse jazz et à la salsa, parmi bien d’autres formes d’expression : le sud des Etats-Unis, l’espace caraïbe (notamment Cuba qui justement est la terre de naissance de la salsa), le Nordeste brésilien etc.
Cette « culture nègre », chère à Senghor et à Césaire, a pris des formes très diversifiées, en particulier sous l’influence des peuples européens eux-mêmes divers, notamment du point de vue religieux, qui étaient les maîtres des différentes contrées de l’Amérique.
Ainsi en 1739, les protestants de Caroline du Nord, après avoir capturé des esclaves en fuite qui avaient tué un blanc, interdirent aux noirs de jouer du tambour, signe présumé de reconnaissance ou de révolte, ou peut-être simplement signe d’identité. Cette interdiction semble avoir été un moment décisif pour l’apparition du jazz. Les esclaves privés de leurs tambours accompagnèrent désormais leur danse en frappant le sol avec leurs pieds. De cette interdiction vont naître les claquettes noires américaines.
De leur côté les catholiques, espagnols ou portugais, octroyaient aux esclaves une liberté de s’exprimer un jour par an : le jour de l’Epiphanie. Cette permission a ouvert la voie à la tradition du carnaval si forte à Cuba et au Brésil. Cette culture noire latino-américaine, dont les romans de Gabriel Garcia Marquez, donnent une saisissante image, est fort différente de celle du Sud profond des Etats-Unis. D’où les différences et les ressemblances entre le jazz et, parmi d’autres formes musicales et chorégraphiques, la salsa.
Une étape importante dans cette histoire de la négritude en Amérique est celle de l’abolition de l’esclavage, acquise au XIXe siècle : au lendemain de la Guerres de Sécession (1861-1865) aux Etats-Unis, plus tard dans le reste du continent (par exemple de 1880 à 1886 à Cuba). Désormais les noirs avaient de plus larges possibilités de faire fructifier leur culture. Mais le changement de leur condition légale n’a pas modifié tout de suite leur condition sociale. Pendant de longues années la culture noire a continué à vivre de ses propres forces, nourrie par ses propres racines, entrouverte seulement aux influences de la culture blanche dominante. D’où sa vivace authenticité qui n’a véritablement rompu les barrières du « ghetto nègre » qu’au XXe siècle et particulièrement dans sa seconde moitié.